karamako
2023-06-21 19:32:14 UTC
MELVIL-BLONCOURT (21 février 1850 dans Le XIXe siècle)
Les personnes qui n’ont entendu parler de Melvil-Bloncourt que comme
député de l’Extrême-Gauche, à l’Assemblée constituante de 1871, condamné
à mort (par contumace), en tant que l’un des adhérents de la Commune, ne
peuvent certainement pas avoir de lui une très juste idée. Elles se le
représentent sans doute sous les traits d’un farouche montagnard, voué
exclusivement à la politique. Rien n’est moins exact. Melvil, ainsi que
la plupart des hommes de la génération à laquelle il appartenait, fut un
républicain très sincère et très ardent, mais c’était surtout et
foncièrement un homme de lettres. On sait, d’ailleurs, par quelle
complication funeste, élu déjà représentant de son pays natal, la
Guadeloupe, et ne le sachant pas encore, il se trouva enfermé dans Paris
et obligé d’accepter de Cluseret, avec lequel le journalisme l’avait mis
en rapport, une petite situation dans les bureaux qui lui permît
provisoirement de subsister. Il toucha, je crois, en trois mois, quatre
ou cinq cents francs, et c’est pour ce crime sans pareil que ses
augustes et inflexibles collègues le contraignirent à sortir de France,
l’envoyèrent réellement à la mort, car ce créole délicat, frileux,
commençant à s’éloigner de la jeunesse, probablement privé des
ressources nécessaires, ne put supporter la température glaciale de
Genève, et tomba frappé sans avoir pu se défendre.
Mais laissons cette lugubre histoire ; c’est de Melvil jeune encore
que je veux parler. J’ai dit qu’il aimait les lettres à la passion, et
ce dut être une de ces grandes douleurs, en mai 1871, que de voir brûler
cette aimable et riche bibliothèque du Louvre, où nous avions jadis tant
travaillé ensemble. C’est là que nous nous étions connus, en 1850, et
qu’un étudiant de mes camarades m’avait présenté à lui. Cette
bibliothèque, située dans les bâtiments du bord de l’eau, à l’extrême
limite de la place du Carrousel, avait, si mes souvenirs ne me trompent
pas, fait partie, avant 1848, du domaine royal. Je crois même me
rappeler que les volumes (il y en avait, hélas ! soixante ou
quatre-vingt mille) conservaient, quoique en République, cette
estampille : Bibliothèque du roi.
Ce qui est resté bien présent à ma mémoire, ce sont les souriantes et
engageantes figures des bibliothécaires. Il y en avait quatre : M.
Barbier, le digne fils du savant bibliographe ; M. Aurélien de Courson,
un érudit de bonne compagnie ; M. Vallery-Radot ; écrivain de talent,
d’une modestie rare, d’une affabilité parfaite et dont le fils, René
Vallery, l’auteur populaire du Volontaire d’un an, rappelle les
charmantes et sérieuses qualités. J’ai gardé pour le dernier M.
Damas-Hinard, la plus gracieuse physionomie de vieillard qui se puisse
imaginer. Il avait la politesse exquise, un peu méticuleuse et
façonnière des hommes d’une certaine bourgeoisie sous l’ancien régime.
Il devint plus tard secrétaire des commandements de l’impératrice
Eugénie, et c’était absolument sa vocation que de remplir un semblable
poste, tout de bonne grâce et de courtoisie. Il s’y trouvait à coup sûr
moins dépaysé que dans la chaire du Collège de France, où, sous
Louis-Philippe, on avait essayé de le substituer à Edgar Quinet, ce qui
avait donné lieu à des vers bouffons, débutant ainsi :
Damas-Hinard qui n’est
Qu’un paltoquet
Et qu’un criquet.
et, chose beaucoup plus grave, à des troubles prolongés dans le quartier
latin. En toute autre circonstance, la présence de M. Damas-Hinard dans
la chaire des littératures du Midi n’eût paru aucunement déplacée, car
il connaissait très bien l’espagnol et on lui doit des traductions très
estimables de Lope de Vega et de Calderon. Du reste, de cette campagne
malencontreuse il n’avait gardé nul souvenir amer, et son humeur,
toujours égale, faisait notre admiration.
On le voit, ces hommes excellents n’appartenaient pas à l’abominable
race des bibliothécaires arrogants et hargneux qui veillent, comme des
dogues, sur des livres que d’ailleurs ils ne lisent pas. Ceux-ci, au
contraire, mettaient le fonds et le tréfonds de la bibliothèque à notre
disposition, et Dieu sait si nous profitions de l’aubaine ! À notre
première entrevue, Melvil m’avait fait passer une sorte d’examen sur
Kant, Fichte, Schelling, Hegel et, satisfait de mes réponses, il s’était
écrié : « Jeune homme, vous vous êtes nourris de le moelle des lions !
Vous êtes digne de lire Barchou de Penhoën ! » J’étais aussi surpris que
flatté d’avoir tant absorbé de la moelle des lions, et je ne demandais
qu’à lire Barchou, l’ancien camarade de Balzac et de Dufaure au collège
de Vendôme, historien lucide et métaphysicien profond, trop oublié
aujourd’hui.
Je touche ici à l’un des côtés bien particuliers du caractère de
Melvil-Bloncourt. Il aimait la singularité en tout, et ce goût se
marquait dans sa très abondante et très variée culture intellectuelle.
Il abordait de préférence et pratiquait avec délice les auteurs presque
inconnus, quelque peu hérissés et abstrus à l’occasion. Son grand cheval
de bataille était le philosophe Hoëné Wronski. Pour lui, cet écrivain
aux formules barbares était un prophète et un révélateur. Il goûtait
aussi beaucoup les recherches bizarres de Fabre d’Olivet, l’Homme du
désir et le Leviathan de Saint-Martin, la fin mystique du XVIIIe siècle
; la Palingénésie de Ballanche. En fait de romans, il citait volontiers
ceux d’Hippolyte Bonnellier et de Gustave Drouinpau, le Portefeuille
vert ou Résignée. Par ces échappées à travers l’étrange, l’obscur ou le
paradoxal, ce gentil et libre esprit s’affranchissait et nous
affranchissait des lectures de commande, des plates redites, des
admirations clichées. Plus d’un autour du savant et confiant rêveur en
bénéficia, qui ne s’en est point vanté.
Parmi les camarades que Melvil entraînait avec lui dans d’interminables
promenades à la tour de Croüy, à Aulnay, à Bièvre, à Vélizy, les habiles
s’entendaient pour le faire causer, ce qui n’était pas bien difficile,
et, en dirigeant adroitement la conversation, il y avait toujours chance
de tirer à soi quelque bribe d’une érudition, mêlée sans doute, mais
vaste. On partait dès l’aurore, quelquefois dans la nuit, comme il
arriva lors d’une fameuse course à Versailles, accomplie, aller et
retour, en quelques heures, par Melvil-Bloncourt, Alfred Delvau et Marc
Trapadoux. Lorsque les temps n’étaient pas trop durs, or : s’arrêtait à
l’un des modestes bouchons de la route et l’on dissertait à perte de vue
en humant le piot, car. disait plaisamment notre philosophe : « Je ne
comprends pas la campagne sans quelques litres. » Que les gens sobres se
rassurent ! Ces paisibles agapes n’ont jamais dégénéré en orgies.
Celles-ci n’ont existé que dans le cerveau des bohèmes et dans leurs
écrits, les festins de Balthazar leur étant interdits par l’anémie
chronique de leur porte-monnaie. Deux ou trois pauvres diables, dont je
parlerai plus tard, se sont laissé corrompre et terrasser par l’absinthe
; mais en général ces causeurs, ces flâneurs, ces rêveurs, étaient d’une
sobriété remarquable : ils ne se grisaient que de théories et de paroles.
On se tromperait d’ailleurs beaucoup en se figurant qu’ils ne
travaillaient point. Ils étaient presque tous indignement exploités par
des éditeurs de quatrième ordre, des libraires marrons ou même des
directeurs de grands journaux. Grâce à deux hommes de cœur qu’il avait
rencontrés, Melvil avait pu commencer une fort belle publication et fort
utile, la France parlementaire. C’était un recueil complet des
principaux discours prononcés par les orateurs de la Révolution. Une
préface et des notes devaient accompagner le volume et faciliter les
recherches du lecteur. Le tome premier, intitulé Mirabeau, parut
quelques jours seulement avant le 2 Décembre et fut emporté par la
tourmente. Le deuxième volume, Robespierre, éprouva un sort encore plus
déplorable. Il était en préparation et déjà fort avancé. Dans une
perquisition ordonnée aux bureaux de la rue Séguier (laquelle portait
alors, je crois, un autre nom), les épreuves furent brûlées et les
clichés détruits, au nom de la propriété.
Le collaborateur de Melvil, dans ce minutieux et considérable travail,
Eugène Dumez, ne se trouvait point à Paris, et il échappa aux premières
poursuites. Peu de temps après, dénoncé à Dijon, où il rédigeait le
Courrier de la Côte d’Or, il dut quitter la France et se réfugier dans
un des États de l’Amérique du Sud, à la Plata, ce me semble, avec le
philosophe Amédée Jacques, le courageux directeur de la Liberté de
penser, une revue à laquelle avaient collaboré Émile Saisset, Jules
Simon, Émile Deschanel, Ernest Bersot et où débuta M. Ernest Renan.
Comme Amédée Jacques, Dumez resta en Amérique et y mourut, n’ayant
jamais voulu accepter ni grâce ni amnistie. C’est à ce brave garçon que
je dois d’avoir connu les premières joies et les premières contrariétés
de la lettre moulée. Il publia dans l’été de 1851, au Courrier de la
Côte-d’Or, un article politique, le Concile des intolérants, où
j’attaquais la coalition de la rue de Poitiers. Il inséra encore, vers
novembre de la même année, ma première variété littéraire, un article
sur Pierre Dupont. J’en avais déjà rédigé une seconde sur les romanciers
contemporains, lorsque le coup d’État fit disparaître le journal, le
rédacteur en chef et le débutant variétiste.
L’écroulement ou, plus exactement, la destruction de la France
parlementaire, mettait Melvil-Bloncourt dans le plus cruel embarras.
Avec quelques amis, il essaya de fonder une feuille purement littéraire.
Un modeste festin réunit les futurs collaborateurs dans un petit
restaurant de la rue Racine, le 6 janvier 1852 (j’ai mes raisons pour
n’avoir pas oublié cette date) ; après le dîner, on était en train de
consommer quelques bocks au café Socrate, situé au coin de la rue des
Grès, aujourd’hui rue Cujas. Tout à coup, le bruit se répand que le café
est cerné. Le commissaire de police fait invasion dans la salle de
billard et interroge les consommateurs. « Où demeurez-vous ? »
demande-t-il au premier qui lui tombe sous la main. Et comme celui-ci
donnait son adresse rue de la Victoire : « Ah ! vous demeurez rue de la
Victoire et vous avez dîné rue Racine. Ça n’est pas clair. En prison !
en prison ! » Ce commissaire, il faut l’avouer, était un logicien
médiocre. Melvil et ses amis en furent quittes pour trois ou quatre
jours assez désagréables, passés à la préfecture de police, et comme ils
étaient innocents de tout complot, on dut les mettre en liberté.
À cette époque, se place la collaboration au dictionnaire Lachâtre . Je
ne sais si Melvil y travailla très longtemps. Ce dont je me souviens,
c’est qu’il assista au banquet, très beau, ma foi ! offert par Lachâtre
à ses rédacteurs anciens et nouveaux, et où la figure hétéroclite de
l’abbé Chatel stupéfia les convives, qui le croyaient mort et enterré
depuis longtemps. Quelqu’un mourait justement cette nuit-là, par cet
affreux temps de neige et de glace, Gérard de Nerval, pendu au grillage
d’un serrurier, dans la funèbre rue-escalier de la Vieille-Lanterne, qui
a disparu lorsqu’on a élevé le théâtre des Nations .
M. Damas-Hinard, qui n’avait cessé de s’intéresser à Melvil, le fit
entrer, vers 1855 ou 1856, à la Bibliothèque de la rue Richelieu, pour
prendre part, sous la direction de Jules Taschereau, à la confection du
Catalogue. À partir de ce moment, sa vie n’appartient plus à la bohème.
Plus que jamais il se plonge dans des lectures infinies ; puis il se
marie avec une très aimable créole de la Nouvelle-Orléans, et
définitivement s’établit. Je ne sais comment il fut ramené à la
politique, les circonstances nous ayant séparés pendant plusieurs
années. Lorsque je le rencontrai après 1870, il était fatigué, triste,
rempli de pressentiments funèbres. Il me dit que son plus grand désir
était de trouver quelque revue, dans laquelle il pût revenir à la
philosophie et aux lettres, ses véritables amours. Melvil-Bloncourt
était sincère en cela et se jugeait bien. Il n’y avait en lui qu’un
lettré, mais des plus distingués, à coup sûr, et des plus originaux.
Les personnes qui n’ont entendu parler de Melvil-Bloncourt que comme
député de l’Extrême-Gauche, à l’Assemblée constituante de 1871, condamné
à mort (par contumace), en tant que l’un des adhérents de la Commune, ne
peuvent certainement pas avoir de lui une très juste idée. Elles se le
représentent sans doute sous les traits d’un farouche montagnard, voué
exclusivement à la politique. Rien n’est moins exact. Melvil, ainsi que
la plupart des hommes de la génération à laquelle il appartenait, fut un
républicain très sincère et très ardent, mais c’était surtout et
foncièrement un homme de lettres. On sait, d’ailleurs, par quelle
complication funeste, élu déjà représentant de son pays natal, la
Guadeloupe, et ne le sachant pas encore, il se trouva enfermé dans Paris
et obligé d’accepter de Cluseret, avec lequel le journalisme l’avait mis
en rapport, une petite situation dans les bureaux qui lui permît
provisoirement de subsister. Il toucha, je crois, en trois mois, quatre
ou cinq cents francs, et c’est pour ce crime sans pareil que ses
augustes et inflexibles collègues le contraignirent à sortir de France,
l’envoyèrent réellement à la mort, car ce créole délicat, frileux,
commençant à s’éloigner de la jeunesse, probablement privé des
ressources nécessaires, ne put supporter la température glaciale de
Genève, et tomba frappé sans avoir pu se défendre.
Mais laissons cette lugubre histoire ; c’est de Melvil jeune encore
que je veux parler. J’ai dit qu’il aimait les lettres à la passion, et
ce dut être une de ces grandes douleurs, en mai 1871, que de voir brûler
cette aimable et riche bibliothèque du Louvre, où nous avions jadis tant
travaillé ensemble. C’est là que nous nous étions connus, en 1850, et
qu’un étudiant de mes camarades m’avait présenté à lui. Cette
bibliothèque, située dans les bâtiments du bord de l’eau, à l’extrême
limite de la place du Carrousel, avait, si mes souvenirs ne me trompent
pas, fait partie, avant 1848, du domaine royal. Je crois même me
rappeler que les volumes (il y en avait, hélas ! soixante ou
quatre-vingt mille) conservaient, quoique en République, cette
estampille : Bibliothèque du roi.
Ce qui est resté bien présent à ma mémoire, ce sont les souriantes et
engageantes figures des bibliothécaires. Il y en avait quatre : M.
Barbier, le digne fils du savant bibliographe ; M. Aurélien de Courson,
un érudit de bonne compagnie ; M. Vallery-Radot ; écrivain de talent,
d’une modestie rare, d’une affabilité parfaite et dont le fils, René
Vallery, l’auteur populaire du Volontaire d’un an, rappelle les
charmantes et sérieuses qualités. J’ai gardé pour le dernier M.
Damas-Hinard, la plus gracieuse physionomie de vieillard qui se puisse
imaginer. Il avait la politesse exquise, un peu méticuleuse et
façonnière des hommes d’une certaine bourgeoisie sous l’ancien régime.
Il devint plus tard secrétaire des commandements de l’impératrice
Eugénie, et c’était absolument sa vocation que de remplir un semblable
poste, tout de bonne grâce et de courtoisie. Il s’y trouvait à coup sûr
moins dépaysé que dans la chaire du Collège de France, où, sous
Louis-Philippe, on avait essayé de le substituer à Edgar Quinet, ce qui
avait donné lieu à des vers bouffons, débutant ainsi :
Damas-Hinard qui n’est
Qu’un paltoquet
Et qu’un criquet.
et, chose beaucoup plus grave, à des troubles prolongés dans le quartier
latin. En toute autre circonstance, la présence de M. Damas-Hinard dans
la chaire des littératures du Midi n’eût paru aucunement déplacée, car
il connaissait très bien l’espagnol et on lui doit des traductions très
estimables de Lope de Vega et de Calderon. Du reste, de cette campagne
malencontreuse il n’avait gardé nul souvenir amer, et son humeur,
toujours égale, faisait notre admiration.
On le voit, ces hommes excellents n’appartenaient pas à l’abominable
race des bibliothécaires arrogants et hargneux qui veillent, comme des
dogues, sur des livres que d’ailleurs ils ne lisent pas. Ceux-ci, au
contraire, mettaient le fonds et le tréfonds de la bibliothèque à notre
disposition, et Dieu sait si nous profitions de l’aubaine ! À notre
première entrevue, Melvil m’avait fait passer une sorte d’examen sur
Kant, Fichte, Schelling, Hegel et, satisfait de mes réponses, il s’était
écrié : « Jeune homme, vous vous êtes nourris de le moelle des lions !
Vous êtes digne de lire Barchou de Penhoën ! » J’étais aussi surpris que
flatté d’avoir tant absorbé de la moelle des lions, et je ne demandais
qu’à lire Barchou, l’ancien camarade de Balzac et de Dufaure au collège
de Vendôme, historien lucide et métaphysicien profond, trop oublié
aujourd’hui.
Je touche ici à l’un des côtés bien particuliers du caractère de
Melvil-Bloncourt. Il aimait la singularité en tout, et ce goût se
marquait dans sa très abondante et très variée culture intellectuelle.
Il abordait de préférence et pratiquait avec délice les auteurs presque
inconnus, quelque peu hérissés et abstrus à l’occasion. Son grand cheval
de bataille était le philosophe Hoëné Wronski. Pour lui, cet écrivain
aux formules barbares était un prophète et un révélateur. Il goûtait
aussi beaucoup les recherches bizarres de Fabre d’Olivet, l’Homme du
désir et le Leviathan de Saint-Martin, la fin mystique du XVIIIe siècle
; la Palingénésie de Ballanche. En fait de romans, il citait volontiers
ceux d’Hippolyte Bonnellier et de Gustave Drouinpau, le Portefeuille
vert ou Résignée. Par ces échappées à travers l’étrange, l’obscur ou le
paradoxal, ce gentil et libre esprit s’affranchissait et nous
affranchissait des lectures de commande, des plates redites, des
admirations clichées. Plus d’un autour du savant et confiant rêveur en
bénéficia, qui ne s’en est point vanté.
Parmi les camarades que Melvil entraînait avec lui dans d’interminables
promenades à la tour de Croüy, à Aulnay, à Bièvre, à Vélizy, les habiles
s’entendaient pour le faire causer, ce qui n’était pas bien difficile,
et, en dirigeant adroitement la conversation, il y avait toujours chance
de tirer à soi quelque bribe d’une érudition, mêlée sans doute, mais
vaste. On partait dès l’aurore, quelquefois dans la nuit, comme il
arriva lors d’une fameuse course à Versailles, accomplie, aller et
retour, en quelques heures, par Melvil-Bloncourt, Alfred Delvau et Marc
Trapadoux. Lorsque les temps n’étaient pas trop durs, or : s’arrêtait à
l’un des modestes bouchons de la route et l’on dissertait à perte de vue
en humant le piot, car. disait plaisamment notre philosophe : « Je ne
comprends pas la campagne sans quelques litres. » Que les gens sobres se
rassurent ! Ces paisibles agapes n’ont jamais dégénéré en orgies.
Celles-ci n’ont existé que dans le cerveau des bohèmes et dans leurs
écrits, les festins de Balthazar leur étant interdits par l’anémie
chronique de leur porte-monnaie. Deux ou trois pauvres diables, dont je
parlerai plus tard, se sont laissé corrompre et terrasser par l’absinthe
; mais en général ces causeurs, ces flâneurs, ces rêveurs, étaient d’une
sobriété remarquable : ils ne se grisaient que de théories et de paroles.
On se tromperait d’ailleurs beaucoup en se figurant qu’ils ne
travaillaient point. Ils étaient presque tous indignement exploités par
des éditeurs de quatrième ordre, des libraires marrons ou même des
directeurs de grands journaux. Grâce à deux hommes de cœur qu’il avait
rencontrés, Melvil avait pu commencer une fort belle publication et fort
utile, la France parlementaire. C’était un recueil complet des
principaux discours prononcés par les orateurs de la Révolution. Une
préface et des notes devaient accompagner le volume et faciliter les
recherches du lecteur. Le tome premier, intitulé Mirabeau, parut
quelques jours seulement avant le 2 Décembre et fut emporté par la
tourmente. Le deuxième volume, Robespierre, éprouva un sort encore plus
déplorable. Il était en préparation et déjà fort avancé. Dans une
perquisition ordonnée aux bureaux de la rue Séguier (laquelle portait
alors, je crois, un autre nom), les épreuves furent brûlées et les
clichés détruits, au nom de la propriété.
Le collaborateur de Melvil, dans ce minutieux et considérable travail,
Eugène Dumez, ne se trouvait point à Paris, et il échappa aux premières
poursuites. Peu de temps après, dénoncé à Dijon, où il rédigeait le
Courrier de la Côte d’Or, il dut quitter la France et se réfugier dans
un des États de l’Amérique du Sud, à la Plata, ce me semble, avec le
philosophe Amédée Jacques, le courageux directeur de la Liberté de
penser, une revue à laquelle avaient collaboré Émile Saisset, Jules
Simon, Émile Deschanel, Ernest Bersot et où débuta M. Ernest Renan.
Comme Amédée Jacques, Dumez resta en Amérique et y mourut, n’ayant
jamais voulu accepter ni grâce ni amnistie. C’est à ce brave garçon que
je dois d’avoir connu les premières joies et les premières contrariétés
de la lettre moulée. Il publia dans l’été de 1851, au Courrier de la
Côte-d’Or, un article politique, le Concile des intolérants, où
j’attaquais la coalition de la rue de Poitiers. Il inséra encore, vers
novembre de la même année, ma première variété littéraire, un article
sur Pierre Dupont. J’en avais déjà rédigé une seconde sur les romanciers
contemporains, lorsque le coup d’État fit disparaître le journal, le
rédacteur en chef et le débutant variétiste.
L’écroulement ou, plus exactement, la destruction de la France
parlementaire, mettait Melvil-Bloncourt dans le plus cruel embarras.
Avec quelques amis, il essaya de fonder une feuille purement littéraire.
Un modeste festin réunit les futurs collaborateurs dans un petit
restaurant de la rue Racine, le 6 janvier 1852 (j’ai mes raisons pour
n’avoir pas oublié cette date) ; après le dîner, on était en train de
consommer quelques bocks au café Socrate, situé au coin de la rue des
Grès, aujourd’hui rue Cujas. Tout à coup, le bruit se répand que le café
est cerné. Le commissaire de police fait invasion dans la salle de
billard et interroge les consommateurs. « Où demeurez-vous ? »
demande-t-il au premier qui lui tombe sous la main. Et comme celui-ci
donnait son adresse rue de la Victoire : « Ah ! vous demeurez rue de la
Victoire et vous avez dîné rue Racine. Ça n’est pas clair. En prison !
en prison ! » Ce commissaire, il faut l’avouer, était un logicien
médiocre. Melvil et ses amis en furent quittes pour trois ou quatre
jours assez désagréables, passés à la préfecture de police, et comme ils
étaient innocents de tout complot, on dut les mettre en liberté.
À cette époque, se place la collaboration au dictionnaire Lachâtre . Je
ne sais si Melvil y travailla très longtemps. Ce dont je me souviens,
c’est qu’il assista au banquet, très beau, ma foi ! offert par Lachâtre
à ses rédacteurs anciens et nouveaux, et où la figure hétéroclite de
l’abbé Chatel stupéfia les convives, qui le croyaient mort et enterré
depuis longtemps. Quelqu’un mourait justement cette nuit-là, par cet
affreux temps de neige et de glace, Gérard de Nerval, pendu au grillage
d’un serrurier, dans la funèbre rue-escalier de la Vieille-Lanterne, qui
a disparu lorsqu’on a élevé le théâtre des Nations .
M. Damas-Hinard, qui n’avait cessé de s’intéresser à Melvil, le fit
entrer, vers 1855 ou 1856, à la Bibliothèque de la rue Richelieu, pour
prendre part, sous la direction de Jules Taschereau, à la confection du
Catalogue. À partir de ce moment, sa vie n’appartient plus à la bohème.
Plus que jamais il se plonge dans des lectures infinies ; puis il se
marie avec une très aimable créole de la Nouvelle-Orléans, et
définitivement s’établit. Je ne sais comment il fut ramené à la
politique, les circonstances nous ayant séparés pendant plusieurs
années. Lorsque je le rencontrai après 1870, il était fatigué, triste,
rempli de pressentiments funèbres. Il me dit que son plus grand désir
était de trouver quelque revue, dans laquelle il pût revenir à la
philosophie et aux lettres, ses véritables amours. Melvil-Bloncourt
était sincère en cela et se jugeait bien. Il n’y avait en lui qu’un
lettré, mais des plus distingués, à coup sûr, et des plus originaux.
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A.
A.