karamako
2023-07-07 10:54:46 UTC
ALFRED DELVAU. — GABRIEL DANTRAGUES. — DUCHATELET. — LE PÈRE BOBLEY —
PRIVAT D’ANGLEMONT. (8 juin 1887)
Les curieux qui seront d’humeur à consulter les Portraits politiques et
révolutionnaires de M. Cuvillier-Fleury publiés en 1851, y trouveront un
agréable chapitre intitulé Les deux secrétaires. C’est la réimpression
d’un article du Journal des Débats consacré à l’examen de deux Histoire
du gouvernement provisoire écrites, l’une par Elias Regnault, que nous
avons vu mourir si triste et si tourmenté, l’autre par Alfred Delvau,
tous les deux secrétaires plus ou moins éphémères de Ledru-Rollin, qui,
lui-même, n’exerça qu’un pouvoir bien éphémère. Cette particularité
d’avoir été mentionné et même quelque peu malmené par le Journal des
Débats donnait à Delvau, parmi ses camarades plus jeunes, une sorte de
prépondérance.
Il n’en était pas plus heureux d’ailleurs, car son livre s’était très
peu vendu, et le second volume annoncé ne devait jamais paraître. Ce
déboire fut pour Delvau la cause d’un profond chagrin, auquel vinrent
s’ajouter beaucoup d’autres déceptions. Son grand et constant effort
était de dissimuler le découragement qui l’envahissait, mais il y
réussissait mal. L’amertume de son langage démentait les forfanteries de
sa tenue.
On le sentait, selon le mot si expressif de Mlle de Lespinasse,
douloureux de partout, et l’on ne savait vraiment par quel côté
l’aborder. Une circonstance singulière permettra d’en juger :
Delvau demeurait chez sa vieille mère, au faubourg Saint-Marcel, rue de
la Clef. Quoique je le connusse depuis plusieurs années, je n’étais
jamais allé chez lui. Melvil-Bloncourt m’y conduisit un matin, au mois
de mai 1854. Nous le trouvâmes dans une modeste petite chambre, en train
de préparer un Guide populaire des environs de Paris. Sa fenêtre
s’ouvrait sur une cour où picoraient quelques poules et qui attenait à
un jardin de riant aspect, tout embaumé alors de lilas en fleurs : tout
cela très propret, très recueilli et, dans l’absolu silence d’alentour,
offrant le charme pénétrant d’un réduit champêtre. L’accueil fut
cordial, et Delvau me fit présent d’une brochure intitulée Au bord de la
Bièvre, qu’il venait de publier. J’étais alors très facile à
l’enthousiasme, et cette bonne grâce d’un ancien, ordinairement
quinteux, me causa tant de ravissement que je ne pus me tenir de le lui
manifester. Voici les premières lignes du billet que je lui écrivis :
« Cher Monsieur,
« Je suis heureux d’avoir vu votre charmante retraite avant d’avoir lu
votre livre. Je l’ai mieux-compris, mieux goûté.
« C’est une œuvre de grande bonne foi et véritablement humaine. Telle
est ma première et vive impression. Je vous remercie donc avec
cordialité d’abord de l’avoir faite, ensuite de me l’avoir donnée. »
Qui le croirait ? Cet esprit de travers prit fort mal la chose et se
fâcha tout rouge. Il se plaignit à Melvil de ma familiarité, de ce que
j’avais violé son domicile, etc., que sais-je ? Je me tins pour averti
et ne revis plus ce maussade compagnon.
Peu d’années après, Delvau m’envoya, pour en rendre compte à l’Opinion
nationale, un de ses livres, avec un billet fort aimable, et comme je
tardai huit jours à en parler, il m’adressa une lettre d’injures, ce qui
naturellement me confirma dans mon mutisme. L’homme en lui était tel, et
tel il demeura jusqu’à la fin. Sa sensibilité contrariée ou refoulée
s’était tournée en fiel. Son orgueil aussi souffrait d’un manque complet
d’instruction première, et je ne puis me défendre de hausser les épaules
quand je vois que, depuis sa mort, on a essayé de lui faire une
réputation de savant. Quelqu’un, qui le connaissait bien l’a défini un «
Murger raté », mais Murger ne fut jamais méchant et Delvau l’était devenu.
L’humeur de son fidèle compagnon, Gabriel Dantragues, s’était également
altérée sous le coup de mauvaises chances constantes plus sérieuses que
des déboires d’amour-propre. On racontait que, dans sa jeunesse, il
avait été très riche et très beau. La fortune s’en était allée dans des
entreprises littéraires ou dramatiques ; la maladie avait tordu le corps
et ne permettait le mouvement qu’à l’aide d’une canne. Le visage pâle,
les lèvres pincées, les traits profondément amaigris conservaient
quelque chose de la distinction native. Plus courageux que résigné,
Dantragues travaillait pendant le jour dans une compagnie d’assurances,
et il passait une partie de ses soirées à composer des romans ou des
pièces de théâtre.
Il a publié chez Michel Lévy, sous ce titre : les Tuiles d’or, un volume
de nouvelles dont quelques-unes ne sont assurément pas à dédaigner.
Auteur d’une parade jouée avec succès aux Funambules, il aimait à en
parler et à rappeler ce souvenir, qu’un jour le mime principal, Pierrot
ou Arlequin, ayant fait défaut, il l’avait au pied levé, c’est le cas de
le dire, remplacé sans que personne dans la salle s’en aperçût.
Il y a eu, dans cette petite société qui s’assemblait au café Lucot, des
destinées bien différentes. Les uns, comme Baudelaire, sont arrivés à la
célébrité, ou, comme Delvau, à la notoriété ; d’autres ont glissé aux
bas-fonds les plus obscurs, aux extrêmes oubliettes. Parmi ces naufragés
de la vie, ceux qui les ont connus n’oublieront jamais deux types
extraordinaires, deux inséparables, Duchatelet et Bobley.
Duchatelet avait été quelqu’un. Il avait collaboré au Globe, au
Constitutionnel lorsque ce dernier était libéral. Un jour, la passion de
l’absinthe l’avait saisi, et la dégringolade s’en était suivie. M. Havin
recueillit Duchatelet au Siècle, probablement sur la recommandation de
Privat d’Anglemont, et lui confia les notices d’archéologie parisienne
dont il se tira fort bien. Dans ce qu’on pourrait appeler ses moments de
trêve, il faisait preuve d’une instruction très solide, très étendue. En
un langage toujours correct, souvent élégant, il ferraillait pendant des
soirées entières contre Bobley.
Quel était l’âge de celui-ci ? Je ne l’ai jamais su au juste, mais il
avait l’air très vieux, des cheveux blancs, et nous l’appelions
invariablement le père Bobley. Il se livrait spécialement à la
numismatique, et, comme il disait, non sans pompe, à la sphragistique ou
sigillographie (science des cachets ou des sceaux), et encore s’y
était-il réservé une variété bizarre : l’étude des monnaies repêchées
dans la Seine-Il fallait l’entendre disserter sur ce sujet, sans se
lasser jamais, avec un aplomb imperturbable. J’avais perdu de vue depuis
longtemps ces singuliers personnages, lorsque j’appris la mort de
Duchatelet. Sa minuscule signature avait peu à peu disparu du Siècle, et
il faisait plus que jamais des stations prolongées chez Trousseville, le
trop célèbre liquoriste dont la boutique était située rue Saint-Jacques,
en face de la rue des Mathurins . On m’a dit que, par un soir de neige,
il s’y attarda, et, saisi de froid en sortant, fut emporté par
l’apoplexie. J’ignore ce que devint Bobley, auquel je ne connaissais
aucune ressource. Peut-être dut-il à la protection de M. de Longpérier,
que Privat lui avait fait connaître, d’être admis dans quelque
établissement secourable.
« Je vais chez Longpérier » ou « Je vais chez Barba », tel était le
refrain habituel de Privat d’Anglemont, quand on le rencontrait dans les
rues de Paris, où il flânait avec délices. La légende s’est emparée de
Privat si amplement, elle s’est accordé à son égard un tel luxe de
détails, tant de fioritures et de broderies, qu’il est bien difficile et
qu’il serait oiseux de démêler le faux d’avec le vrai.
Parmi les excentriques qu’il fréquentait et qui étaient plus nombreux ou
plus réellement originaux que ceux d’à présent, la figure de Privat ne
se détachait pas avec le relief qu’on est maintenant tenté de lui
attribuer. Ce qui était particulièrement de nature à exciter
l’attention, c’étaient les révolutions de sa toilette. Lorsqu’un article
de journal ou un envoi des colonies lui procurait quelque argent, il
achetait les plus beaux habits, les plus fines bottes du monde, un
chapeau magnifique et surtout des gants d’un chic irréprochable. Par
exemple, il n’y avait pas de rechange, et tous ses vêtements,
constamment portés, ne tardaient pas à se fatiguer d’abord, à devenir
ternes, puis râpés, puis sordides ; mais Privat n’en continuait pas
moins de circuler avec la même aisance, aussi fièrement qu’au premier
jour, jusqu’à l’heure où, comme le Phénix, il renaissait non pas de ses
cendres, mais de ses haillons.
Même parmi les gens peu argentés, selon la locution qui courait alors,
Privat était fameux pour sa continuelle absence d’argent de poche.
Invariablement, il n’avait rencontré ni Longpérier, qui lui aurait prêté
quelques louis, ni Barba, qui devait lui faire une avance considérable.
On savait cela et on s’arrangeait en conséquence. Par exemple, on devait
se méfier de ses invitations. Il les faisait de la meilleure foi du
monde, mais il les oubliait et vous laissait aux prises avec les ennuis
et les désagréments de l’attente.
Tout le monde ne prenait pas bien ce genre de distraction. Un médecin de
la Guadeloupe, en passage à Paris, et auquel Privat avait joué ce
mauvais tour, le rencontre quelques jours après, accepte ses excuses
sans montrer l’ombre de rancune, et l’invite gracieusement, pour le
lendemain, à dîner au Palais Royal. Rendez-vous pris à six heures, dans
la galerie d’Orléans. Privat y court, comme le loup chez la cigogne, et,
rencontrant Melvil, qui justement cherchait frairie, l’emmène avec lui.
Point de compatriote au rendez-vous. Six heures et demie, sept heures,
sept heures et demie, huit heures. Ils attendirent ainsi jusqu’à neuf
heures, éreintés, mourant de faim. Privat se tourne vers Melvil et
l’interroge sur l’état de ses finances : néant. Fort bien, reprend
l’autre, allons au Café de Paris. Et comme il le disait il le fit. On
leur servit un petit souper. Quand on présenta l’addition, Privat donna
au garçon, comme pourboire, les deux francs qui constituaient tout son
avoir et annonça majestueusement qu’il viendrait régler la note le
lendemain. Ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’il tint parole. Il avait
sans doute rencontré Longpérier ce jour-là.
Très connu comme fantaisiste, comme observateur et même comme critique
d’art, Privat l’est fort peu ou même pas du tout comme poète. Il avait
pourtant débuté par la poésie, ainsi que le prouve la pièce suivante,
que je donne à titre de rareté :
À MADAME DU BARRY
Vous étiez du bon temps des robes à paniers,
Des bichons, des manchons, des abbés, des rocailles,
Des gens spirituels, polis et cancaniers,
Des filles, des marquis, des soupers, des ripailles.
Moutons poudrés à blanc, poètes familiers,
Vieux sèvres et biscuits, charmantes antiquailles,
Amours dodus, pompons de rubans printaniers,
Meubles en bois de rose et caprices d’écaillés ;
Le peuple a tout brisé dans sa juste fureur,
Vous seule avez pleuré, vous seule avez eu peur,
Vous seule avez trahi votre fraîche noblesse.
Les autres souriaient sur les noirs tombereaux,
Et tués sans colère, ils mouraient sans faiblesse,
Car vous seule étiez femme en ce temps de héros.
Voilà qui est galamment et noblement tourné. Je sais plus d’un long
poème qui ne vaut pas ce très beau sonnet.
PRIVAT D’ANGLEMONT. (8 juin 1887)
Les curieux qui seront d’humeur à consulter les Portraits politiques et
révolutionnaires de M. Cuvillier-Fleury publiés en 1851, y trouveront un
agréable chapitre intitulé Les deux secrétaires. C’est la réimpression
d’un article du Journal des Débats consacré à l’examen de deux Histoire
du gouvernement provisoire écrites, l’une par Elias Regnault, que nous
avons vu mourir si triste et si tourmenté, l’autre par Alfred Delvau,
tous les deux secrétaires plus ou moins éphémères de Ledru-Rollin, qui,
lui-même, n’exerça qu’un pouvoir bien éphémère. Cette particularité
d’avoir été mentionné et même quelque peu malmené par le Journal des
Débats donnait à Delvau, parmi ses camarades plus jeunes, une sorte de
prépondérance.
Il n’en était pas plus heureux d’ailleurs, car son livre s’était très
peu vendu, et le second volume annoncé ne devait jamais paraître. Ce
déboire fut pour Delvau la cause d’un profond chagrin, auquel vinrent
s’ajouter beaucoup d’autres déceptions. Son grand et constant effort
était de dissimuler le découragement qui l’envahissait, mais il y
réussissait mal. L’amertume de son langage démentait les forfanteries de
sa tenue.
On le sentait, selon le mot si expressif de Mlle de Lespinasse,
douloureux de partout, et l’on ne savait vraiment par quel côté
l’aborder. Une circonstance singulière permettra d’en juger :
Delvau demeurait chez sa vieille mère, au faubourg Saint-Marcel, rue de
la Clef. Quoique je le connusse depuis plusieurs années, je n’étais
jamais allé chez lui. Melvil-Bloncourt m’y conduisit un matin, au mois
de mai 1854. Nous le trouvâmes dans une modeste petite chambre, en train
de préparer un Guide populaire des environs de Paris. Sa fenêtre
s’ouvrait sur une cour où picoraient quelques poules et qui attenait à
un jardin de riant aspect, tout embaumé alors de lilas en fleurs : tout
cela très propret, très recueilli et, dans l’absolu silence d’alentour,
offrant le charme pénétrant d’un réduit champêtre. L’accueil fut
cordial, et Delvau me fit présent d’une brochure intitulée Au bord de la
Bièvre, qu’il venait de publier. J’étais alors très facile à
l’enthousiasme, et cette bonne grâce d’un ancien, ordinairement
quinteux, me causa tant de ravissement que je ne pus me tenir de le lui
manifester. Voici les premières lignes du billet que je lui écrivis :
« Cher Monsieur,
« Je suis heureux d’avoir vu votre charmante retraite avant d’avoir lu
votre livre. Je l’ai mieux-compris, mieux goûté.
« C’est une œuvre de grande bonne foi et véritablement humaine. Telle
est ma première et vive impression. Je vous remercie donc avec
cordialité d’abord de l’avoir faite, ensuite de me l’avoir donnée. »
Qui le croirait ? Cet esprit de travers prit fort mal la chose et se
fâcha tout rouge. Il se plaignit à Melvil de ma familiarité, de ce que
j’avais violé son domicile, etc., que sais-je ? Je me tins pour averti
et ne revis plus ce maussade compagnon.
Peu d’années après, Delvau m’envoya, pour en rendre compte à l’Opinion
nationale, un de ses livres, avec un billet fort aimable, et comme je
tardai huit jours à en parler, il m’adressa une lettre d’injures, ce qui
naturellement me confirma dans mon mutisme. L’homme en lui était tel, et
tel il demeura jusqu’à la fin. Sa sensibilité contrariée ou refoulée
s’était tournée en fiel. Son orgueil aussi souffrait d’un manque complet
d’instruction première, et je ne puis me défendre de hausser les épaules
quand je vois que, depuis sa mort, on a essayé de lui faire une
réputation de savant. Quelqu’un, qui le connaissait bien l’a défini un «
Murger raté », mais Murger ne fut jamais méchant et Delvau l’était devenu.
L’humeur de son fidèle compagnon, Gabriel Dantragues, s’était également
altérée sous le coup de mauvaises chances constantes plus sérieuses que
des déboires d’amour-propre. On racontait que, dans sa jeunesse, il
avait été très riche et très beau. La fortune s’en était allée dans des
entreprises littéraires ou dramatiques ; la maladie avait tordu le corps
et ne permettait le mouvement qu’à l’aide d’une canne. Le visage pâle,
les lèvres pincées, les traits profondément amaigris conservaient
quelque chose de la distinction native. Plus courageux que résigné,
Dantragues travaillait pendant le jour dans une compagnie d’assurances,
et il passait une partie de ses soirées à composer des romans ou des
pièces de théâtre.
Il a publié chez Michel Lévy, sous ce titre : les Tuiles d’or, un volume
de nouvelles dont quelques-unes ne sont assurément pas à dédaigner.
Auteur d’une parade jouée avec succès aux Funambules, il aimait à en
parler et à rappeler ce souvenir, qu’un jour le mime principal, Pierrot
ou Arlequin, ayant fait défaut, il l’avait au pied levé, c’est le cas de
le dire, remplacé sans que personne dans la salle s’en aperçût.
Il y a eu, dans cette petite société qui s’assemblait au café Lucot, des
destinées bien différentes. Les uns, comme Baudelaire, sont arrivés à la
célébrité, ou, comme Delvau, à la notoriété ; d’autres ont glissé aux
bas-fonds les plus obscurs, aux extrêmes oubliettes. Parmi ces naufragés
de la vie, ceux qui les ont connus n’oublieront jamais deux types
extraordinaires, deux inséparables, Duchatelet et Bobley.
Duchatelet avait été quelqu’un. Il avait collaboré au Globe, au
Constitutionnel lorsque ce dernier était libéral. Un jour, la passion de
l’absinthe l’avait saisi, et la dégringolade s’en était suivie. M. Havin
recueillit Duchatelet au Siècle, probablement sur la recommandation de
Privat d’Anglemont, et lui confia les notices d’archéologie parisienne
dont il se tira fort bien. Dans ce qu’on pourrait appeler ses moments de
trêve, il faisait preuve d’une instruction très solide, très étendue. En
un langage toujours correct, souvent élégant, il ferraillait pendant des
soirées entières contre Bobley.
Quel était l’âge de celui-ci ? Je ne l’ai jamais su au juste, mais il
avait l’air très vieux, des cheveux blancs, et nous l’appelions
invariablement le père Bobley. Il se livrait spécialement à la
numismatique, et, comme il disait, non sans pompe, à la sphragistique ou
sigillographie (science des cachets ou des sceaux), et encore s’y
était-il réservé une variété bizarre : l’étude des monnaies repêchées
dans la Seine-Il fallait l’entendre disserter sur ce sujet, sans se
lasser jamais, avec un aplomb imperturbable. J’avais perdu de vue depuis
longtemps ces singuliers personnages, lorsque j’appris la mort de
Duchatelet. Sa minuscule signature avait peu à peu disparu du Siècle, et
il faisait plus que jamais des stations prolongées chez Trousseville, le
trop célèbre liquoriste dont la boutique était située rue Saint-Jacques,
en face de la rue des Mathurins . On m’a dit que, par un soir de neige,
il s’y attarda, et, saisi de froid en sortant, fut emporté par
l’apoplexie. J’ignore ce que devint Bobley, auquel je ne connaissais
aucune ressource. Peut-être dut-il à la protection de M. de Longpérier,
que Privat lui avait fait connaître, d’être admis dans quelque
établissement secourable.
« Je vais chez Longpérier » ou « Je vais chez Barba », tel était le
refrain habituel de Privat d’Anglemont, quand on le rencontrait dans les
rues de Paris, où il flânait avec délices. La légende s’est emparée de
Privat si amplement, elle s’est accordé à son égard un tel luxe de
détails, tant de fioritures et de broderies, qu’il est bien difficile et
qu’il serait oiseux de démêler le faux d’avec le vrai.
Parmi les excentriques qu’il fréquentait et qui étaient plus nombreux ou
plus réellement originaux que ceux d’à présent, la figure de Privat ne
se détachait pas avec le relief qu’on est maintenant tenté de lui
attribuer. Ce qui était particulièrement de nature à exciter
l’attention, c’étaient les révolutions de sa toilette. Lorsqu’un article
de journal ou un envoi des colonies lui procurait quelque argent, il
achetait les plus beaux habits, les plus fines bottes du monde, un
chapeau magnifique et surtout des gants d’un chic irréprochable. Par
exemple, il n’y avait pas de rechange, et tous ses vêtements,
constamment portés, ne tardaient pas à se fatiguer d’abord, à devenir
ternes, puis râpés, puis sordides ; mais Privat n’en continuait pas
moins de circuler avec la même aisance, aussi fièrement qu’au premier
jour, jusqu’à l’heure où, comme le Phénix, il renaissait non pas de ses
cendres, mais de ses haillons.
Même parmi les gens peu argentés, selon la locution qui courait alors,
Privat était fameux pour sa continuelle absence d’argent de poche.
Invariablement, il n’avait rencontré ni Longpérier, qui lui aurait prêté
quelques louis, ni Barba, qui devait lui faire une avance considérable.
On savait cela et on s’arrangeait en conséquence. Par exemple, on devait
se méfier de ses invitations. Il les faisait de la meilleure foi du
monde, mais il les oubliait et vous laissait aux prises avec les ennuis
et les désagréments de l’attente.
Tout le monde ne prenait pas bien ce genre de distraction. Un médecin de
la Guadeloupe, en passage à Paris, et auquel Privat avait joué ce
mauvais tour, le rencontre quelques jours après, accepte ses excuses
sans montrer l’ombre de rancune, et l’invite gracieusement, pour le
lendemain, à dîner au Palais Royal. Rendez-vous pris à six heures, dans
la galerie d’Orléans. Privat y court, comme le loup chez la cigogne, et,
rencontrant Melvil, qui justement cherchait frairie, l’emmène avec lui.
Point de compatriote au rendez-vous. Six heures et demie, sept heures,
sept heures et demie, huit heures. Ils attendirent ainsi jusqu’à neuf
heures, éreintés, mourant de faim. Privat se tourne vers Melvil et
l’interroge sur l’état de ses finances : néant. Fort bien, reprend
l’autre, allons au Café de Paris. Et comme il le disait il le fit. On
leur servit un petit souper. Quand on présenta l’addition, Privat donna
au garçon, comme pourboire, les deux francs qui constituaient tout son
avoir et annonça majestueusement qu’il viendrait régler la note le
lendemain. Ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’il tint parole. Il avait
sans doute rencontré Longpérier ce jour-là.
Très connu comme fantaisiste, comme observateur et même comme critique
d’art, Privat l’est fort peu ou même pas du tout comme poète. Il avait
pourtant débuté par la poésie, ainsi que le prouve la pièce suivante,
que je donne à titre de rareté :
À MADAME DU BARRY
Vous étiez du bon temps des robes à paniers,
Des bichons, des manchons, des abbés, des rocailles,
Des gens spirituels, polis et cancaniers,
Des filles, des marquis, des soupers, des ripailles.
Moutons poudrés à blanc, poètes familiers,
Vieux sèvres et biscuits, charmantes antiquailles,
Amours dodus, pompons de rubans printaniers,
Meubles en bois de rose et caprices d’écaillés ;
Le peuple a tout brisé dans sa juste fureur,
Vous seule avez pleuré, vous seule avez eu peur,
Vous seule avez trahi votre fraîche noblesse.
Les autres souriaient sur les noirs tombereaux,
Et tués sans colère, ils mouraient sans faiblesse,
Car vous seule étiez femme en ce temps de héros.
Voilà qui est galamment et noblement tourné. Je sais plus d’un long
poème qui ne vaut pas ce très beau sonnet.
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A.
A.